Article paru sur Internet le 26 septembre 2022.
Réacteurs nucléaires à l'arrêt en France : à qui la faute ?
Gérard Petit et Telos – 26/09-2022 Source : Réacteurs
nucléaires à l'arrêt en France: à qui la faute? (msn.com)
Injonctions, contrôles, reporting serré... L'exécutif veut reprendre la
main. L'opérateur EDF, jugé
défaillant, est désormais sous surveillance rapprochée. Une analyse orientée,
mal fondée, qui redistribue sans vergogne les cartes et les responsabilités, au
risque fort de la confusion des rôles et de l'inefficacité.
Si aux yeux des opinions, le nombre de réacteurs nucléaires actuellement à
l'arrêt (vingt-sept sur cinquante-six) est
inquiétant, il l'est aussi pour les professionnels de la filière qui doivent
relever un défi d'importance pour l'économie du pays et de ses citoyens, et
pour la crédibilité de leur outil industriel.
Certes, c'est une conjonction de contingences adverses qui a conduit la
flotte actuelle de réacteurs à ce niveau d'indisponibilité, et si aucune des
difficultés rencontrées n'est rédhibitoire, en soi, leurs effets se
potentialisent pour déboucher sur la situation critique que nous connaissons.
Détracteurs
durables
Surfant sur la vague créée par ce contexte inédit, les adversaires du nucléaire ont
vu leurs carquois se remplir de nombre et variétés de flèches qu'ils peuvent
décocher sur ce grand corps malade qu'est actuellement la flotte française de
réacteurs.
Les premières visent le caractère systémique que peut prendre tout ennui ou
avarie, soit parce que plusieurs réacteurs sont touchés, soit parce qu'on
considère qu'ils pourraient l'être, et que, par application du principe de
précaution, on doit les arrêter pour investiguer, quitte à les mettre parfois
durablement en panne.
Autre dimension de ce même aspect systémique : les contraintes liées au
refroidissement des réacteurs (en bord de rivière ou d'estuaire) en période de
fortes chaleurs, lesquelles ont de beaux étés devant elles, avec l'évolution
climatique.
Réacteurs nucléaires à l'arrêt en France : à qui la faute ? © Fournis par Slate |
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l'occasion de se démarquer
La seconde bordée vise à assimiler ennuis techniques et vieillissement
incontrôlé des installations, même si les faits démentent absolument ces
assertions. Ainsi, la corrosion sous contrainte (CSC)[1] qui affecte certains
réacteurs (à des degrés très divers d'ailleurs) concerne les unités les plus
récentes du parc.
Troisième volée : les indisponibilités actuelles seraient dues à
l'accumulation de laxismes, de reports et d'impasses dans la maintenance des
réacteurs au fil des années, de telles inconséquences aboutissant à
l'impossibilité physique de continuer à les exploiter.
C'est un propos qui se répand et dans cette veine, la pression exercée par
le gouvernement sur EDF pour le redémarrage de tous les réacteurs est
parfois vue comme irresponsable, la crainte sous-jacente étant qu'on redémarre,
à tout prix, des réacteurs peu sûrs.
Tout au contraire, le parc de réacteurs d'EDF est toujours resté exploité
avec sérieux et professionnalisme. Quant aux contrôles auxquels il est soumis,
c'est faire bien peu de cas du rôle capital de l'ASN, l'Autorité de sûreté
nucléaire, administrativement indépendante, omniprésente, compétente et
reconnue partout comme telle.
Déterminants
durables
Pour les opinions, il n'est pas aisé de démêler le vrai du faux, de peser
la réalité des dangers agités, ni de distribuer les responsabilités.
Il est clair, pourtant, que la situation est sans précédent et que les
interrogations sont pleinement légitimes, d'autant qu'elles viennent percuter
les arguments habituels des partisans du nucléaire, qu'ils présentent comme
l'outil de l'indépendance énergétique et du courant disponible et peu cher.
Le
programme de modifications des installations demandées par l'Autorité de sûreté
nucléaire est l'une des causes principales de la situation.
Certes, ces opinions ont été travaillées de longue date, avec des discours
réitérés sur le risque encouru d'avoir mis « tous les œufs dans le même panier »,
un argument des pro-énergies renouvelables, comme si l'intermittence de leurs
champions pouvait garantir une continuité de fourniture. L'argument vaut pour
l'étoffement d'une flotte de CCGaz[2], mais on touche là les limites de
l'alternative, avec les événements géopolitiques
actuels.
De fait, c'est l'ampleur et le calendrier de réalisation du programme de
modifications des installations demandées par l'ASN, afin de permettre une
exploitation des réacteurs au-delà de quarante années de fonctionnement (et
pour dix années supplémentaires, au moins), qui est l'une des causes
principales de la situation.
La raison de ce programme, qui n'existe nulle part ailleurs par son ampleur
et sa profondeur, ne tient nullement à un niveau de sûreté de conception et
d'exploitation des réacteurs français qui se serait décalé des standards
mondiaux (il en constitue au contraire le fleuron), mais bien à un degré
d'exigence de l'ASN, qui a mis la barre très haut.
Vidéo associée : La centrale
nucléaire de Doel 3 débute sa phase d'arrêt définitif ce soir :
https://www.rtl.be/info/video/823331.aspx
Se superposent à ces contraintes celles résultant des modifications dites «
post-Fukushima » avec en particulier la mise en place d'un important «noyau
dur»[3] pour chaque réacteur, dont ceux candidats au franchissement du cap
quarante ans.
La réalisation de ce programme est une condition nécessaire (mais pas
forcément suffisante) pour que l'ASN puisse autoriser la poursuite de
l'exploitation, sachant qu'aucune limite physique au prolongement du
fonctionnement des réacteurs (vieillissement des équipements non remplaçables,
les cuves en particulier) n'a été identifiée. Pour donner une idée de
l'importance des travaux afférents, chaque réacteur est arrêté six mois (en
ordre de grandeur) pour pouvoir les réaliser.
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appellent à la sobriété, il faut se poser des questions
Actuellement, sept réacteurs de 900 MWe (mégawatts électriques) sur
trente-deux ont achevé cette séquence et une dizaine sont en chantier. Il y a
donc encore du travail en longue perspective, une dimension qui semble
incompatible avec les injonctions martiales du temps présent.
Une fois encore, on ne peut séparer les efforts à réaliser pour requalifier
les réacteurs aux nouvelles exigences de l'ASN de la richesse énorme qu'ils
pourront produire dans la décennie qui vient et très probablement au-delà. Mais
ces outils, à forte intensité en capital, ne pourront donner leur mesure
économique que si leur exploitation n'est pas inféodée à la seule compensation
des intermittences de flottes éoliennes et solaires, qu'on s'apprête
parallèlement à hypertrophier.
Il n'y aura pas de place rentable pour tous les acteurs si les conditions
d'accès au réseau ne sont pas profondément transformées. Il est donc à craindre
que les conditions d'une pleine valorisation de l'énorme effort entrepris pour
pérenniser le parc nucléaire, à un haut degré de sûreté, ne soient jamais
réunies.
Insuffisances
durables
Comme expliqué par EDF, les effectifs compétents des entreprises chargées
de la réalisation des modifications ont tous été mobilisés, mais le planning
global était très serré et enchâssé dans celui des arrêts fatals pour
rechargement du combustible, le tout à la merci du moindre bouleversement.
Or le Covid a
d'emblée désorganisé cette horlogerie sans jeu. Des réacteurs se sont ainsi
trouvés arrêtés sans qu'on puisse y réaliser les travaux prévus à cause de
l'allongement des chantiers sous Covid sur d'autres réacteurs, qui mobilisaient
les compétences requises, non duplicables. Une réaction en chaîne, implacable.
Le
gouvernement veut mettre l'activité nucléaire d'EDF sous une tutelle
incompétente, un choix politique qui pourrait bien se révéler imprudent.
La corrosion sous contrainte (CSC) s'est ensuite superposée à une situation
déjà très compliquée, rendant la gestion de l'ensemble inextricable, d'autant
que les options de sûreté prises par EDF en face de ces désordres inattendus
(de la CSC affectant l'inox forgé, c'est une surprise industrielle !) ont été
conservatoires, avec mises à l'arrêt de réacteurs affectés, ou pouvant l'être,
et découpe des tuyauteries suspectes, parfois à raison, mais parfois pas.
Or les réparations (remplacement des tronçons affectés) sont
particulièrement lourdes (approvisionnement spécifiques longs et délicats, puis
soudages par des maîtres qualifiés et contrôles pointus, le tout en ambiance
radioactive).
Phobies
durables
Des marges raisonnables dans le dimensionnement de notre parc de production
électrique n'auraient certes pas tout réglé, mais elles auraient au moins
permis de pallier, en ordre de grandeur, l'effacement des réacteurs concernés
par la CSC.
Mais ces marges, qui existaient, étaient essentiellement composées de
centrales thermiques classiques (charbon, fioul)
et les Verts aux portes du pouvoir, puis au pouvoir, n'ont eu de cesse de
dénoncer ces pollueuses émettrices de CO2 (même si elles n'étaient presque
jamais utilisées) et face à la galerie européenne, il n'était pas question de
présenter un parc de production national possédant encore ces stigmates
d'autres temps idéologiques –surtout quand il s'agit de montrer le chemin !
Réacteurs nucléaires à l'arrêt en France : à qui la faute ? © Fournis par Slate |
À LIRE AUSSI Il n'est pas du tout certain que l'on puisse se passer un jour du nucléaire
La loi dite «Énergie-climat» de
2019 a d'ailleurs scellé le sort de ces centrales: toutes devaient être
arrêtées en 2022 et
leur fonctionnement strictement limité dans l'intervalle. Des décisions bien
imprudentes, mais les décideurs avisés d'alors sont toujours au pouvoir, mieux,
sur les mêmes créneaux.
Cette ultra-phobie des centrales « classiques » charbon, que nos voisins
allemands redémarrent par dizaines,
contraints par les carences en gaz russe, ne s'est pourtant pas éteinte en
France, malgré le dur choc avec le réel.
Dans sa philippique pointant la
responsabilité d'EDF dans la crise actuelle, notre
Première ministre presse l'opérateur de tenir les délais affichés de
redémarrage des réacteurs afin, surtout, que le pays ne soit pas contraint à
redémarrer l'unité charbon de Saint-Avold. Une déclaration surréaliste : on
imaginait le péril sous la forme de coupures, voire de black-out, mais nous
voilà décillés, c'est une alerte au feu de cheminée !
Avec l'arrêt des deux réacteurs de Fessenheim, c'est au total plus de 10
GW, soit une capacité équivalente à douze réacteurs nucléaires, qui ont été
retirés du jeu en quelques années (douze réacteurs sont affectés par la CSC…
magie des chiffres ?).
Les 1.650 MW de l'EPR de Flamanville manquent cruellement. Mais
s'interroger sur les déboires du projet fait immanquablement repasser par ces
mêmes déterminants qui plombent actuellement la maintenance de la flotte en
exploitation : manque de perspectives pour une filière exigeante et donc,
manque d'une masse critique de compétences.
Impasse
durable
Le gouvernement veut mettre l'activité nucléaire d'EDF sous une tutelle
incompétente. Ce choix politique pourrait bien se révéler imprudent, un
appareil aussi inertiel que la filière nucléaire ne pouvant se conformer, sans
délais, aux souhaits du politique, surtout quand ceux-ci sont clairement
contradictoires.
Vouloir dénoncer devant l'opinion l'incurie d'EDF, incapable de respecter
les dates de redémarrage des réacteurs, en mettant l'entreprise sous tutelle de
ministres, est un mépris ostensible des salariés et de tous les sous-traitants
impliqués, lesquels ont fait de leur mieux, dans des conditions sanitaires
(Covid) ou météorologiques (canicule) souvent éprouvantes, pour exécuter des
tâches difficiles.
Une telle attitude est un déni de réalité, et illustre bien le pilotage
hors sol du dossier par des responsables politiques, au plus haut niveau, qui
conduisent sans rétroviseur, mais aussi sans vision.
Réacteurs nucléaires à l'arrêt en France : à qui la faute ? © Fournis par Slate |
1 — La corrosion sous contrainte (CSC) résulte de l'action conjuguée d'une
contrainte mécanique et d'un milieu agressif. Cette dégradation conduit à
l'amorçage d'une ou plusieurs fissures puis à leur propagation au sein du
matériau.
2 — CCGaz : centrale thermique à cycle combiné gaz, une centrale électrique
brûlant du gaz naturel et utilisant le principe du cycle combiné (turbine à gaz
+ turbine à vapeur).
3 — Création d'un « noyau dur
» constituant une ligne de défense supplémentaire pour faire face aux
agressions extrêmes afin de limiter les rejets radioactifs massifs et d'éviter
les effets durables dans l'environnement. Entre autres, une source électrique
autonome supplémentaire permettant le refroidissement du réacteur est créée
(DUS, pour diesel d'ultime secours).
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