Source de cet article paru sur Internet le 5 juillet 2020 :
https://www.msn.com/fr-fr/actualite/france/le-populisme-contre-la-science-un-nouveau-clivage-politique/ar-BB16lJYA?ocid=spartan-ntp-feeds
A méditer !
Rarement la science a
suscité autant d’espoirs avides et de controverses musclées que ces derniers
mois. C’est que la chose est d’importance : de ses avancées dépend la
neutralisation d’une maladie qui a cloîtré chez elle la moitié de l’humanité,
de ses conseils et prévisions dépendent désormais notre droit à nous déplacer,
nous réunir, nous embrasser. Pourtant, nombreux sont les commentateurs qui
brandissent la menace d’une « défiance » venant saper l’autorité de
la science, voire de la Vérité, dans nos démocraties. Or, la grille de lecture
qui tend à s’imposer consiste à assimiler ce phénomène (bien réel) de mise en
doute, à un autre phénomène, politique lui : le populisme. Le clivage politique
contemporain est alors réduit à une opposition binaire entre raison et
populisme, qui finit par disqualifier toute critique des institutions
scientifiques et politiques.
https://www.msn.com/fr-fr/actualite/france/le-populisme-contre-la-science-un-nouveau-clivage-politique/ar-BB16lJYA?ocid=spartan-ntp-feeds
A méditer !
Le populisme
contre la science : un nouveau clivage politique ? Camille Ferey ©
Copyright 2020, L'Obs

Défiance
envers la science et déviance populiste : une assimilation problématique
C’est un discours largement diffusé,
avec ses sondages, ses études statistiques, ses indices, et ses relais médiatiques
: les démocraties contemporaines seraient malades de l’adhésion irrationnelle
d’un nombre croissant de citoyens à un ensemble de fake-news,
contre-vérités et théories complotistes (les vaccins sont mauvais pour la
santé, la théorie de l’évolution est un mensonge, le réchauffement climatique
n’aura pas lieu). Sans que ne soit jamais analysé s’il s’agit là d’un désaveu
des théories, des protocoles, des scientifiques, des institutions de recherche,
des applications techniques de la science ou de ses usages politiques. Un flou
dans la description du phénomène qui permet de ramener systématiquement cette
défiance à un phénomène unique : le populisme, désigné pêle-mêle comme cause et
effet du règne de l’erreur et du mensonge.
Le dernier sondage du CEVIPOF sur les rapports science-société,
établit ainsi une corrélation entre, d’un côté un « indice »
de défiance calculé à partir de questions comme : « Avez-vous
l’impression que la science apporte à l’homme plus de bien que de mal, autant
de bien que de mal, plus de mal que de bien ? » ; et de l’autre côté,
un « indice de populisme », fondé lui sur les questions
suivantes : « Les hommes politiques sont-ils plutôt corrompus ? Un bon
système politique est-il celui où les citoyens et non un gouvernement, décident
ce qui leur semble le meilleur pour le pays ? La démocratie fonctionnerait-elle
mieux si les députés étaient des citoyens tirés au sort ? » Une
définition pour le moins étonnante du « populisme », qui ressemble
plutôt à la définition de la démocratie, ou du bon sens.
Par un heureux hasard, ces deux
catégories, défiance et populisme, définies par ceux qui les dénoncent,
fusionnent. Ce sont bien les mêmes sondés qui pensent que le tirage au sort
peut être un bon outil démocratique et qui pensent que la science n’a pas
forcément apporté plus de bien que de mal à l’humanité. Conclusion ? Les
populistes seraient donc bien défiants envers la science et inversement, les
deux postures se disqualifient l’une l’autre, et le tour est joué.
Quelle vision du monde sert cette
assimilation entre les « populistes » et les « défiants » ?
Cette grille de lecture permet d’abord à ses auteurs d’expliquer le succès
grandissant de leaders populistes par une déviance cognitive des individus.
Ainsi, ce ne serait pas des processus économiques, sociaux et politiques (le
creusement des inégalités, la ghettoïsation des sociétés, la paupérisation, la
professionnalisation de la politique par exemple) qui seraient la cause des
élections de Donald Trump ou de Jair Bolsonaro, mais des « dispositions
mentales » et des « erreurs de jugements » de leurs électeurs.
Du fait de sa mise en lien avec une « défiance » scientifique, le
populisme est ainsi essentiellement expliqué, dans cette grille de lecture, par
une analyse des comportements individuels empruntée à la théorie des
« biais cognitifs ».
Que nous apprend cette théorie,
largement médiatisée ? Principalement que les phénomènes politiques qui ne vont
pas dans le sens de l’ultra-centre libéral sont avant tout le résultat de
comportements irrationnels. Le « populisme précautionniste »
consisterait par exemple à surestimer et à agir en fonction de ce qui est
craint (l’immigration, le chômage…), un comportement irrationnel donc, qui
pousserait vers les « extrêmes ». Le problème étant que le passage se
fait très rapidement, dans une telle analyse, de la dénonciation de peurs
illégitimes à celle de toute forme de critique de l’idéologie dominante,
puisqu’aucun critère n’est proposé pour distinguer la défiance et la peur de la
critique et de l’indignation.
Dès lors, un populisme « de
gauche » dénonçant une science à la botte des intérêts financiers et un
populisme « de droite » dénonçant une science ruineuse pour une
tradition fantasmée seraient ainsi strictement équivalents puisque la
répartition sur l’échiquier politique se ferait en fonction de la
« défiance », peu importe ses causes, ses raisons, sa définition. Ces
discours mettent ainsi sur le même plan des groupes politiques pourtant divers,
sous prétexte que les sondages montreraient qu’ils ont en commun d’adhérer plus
que les autres à une critique de la science : gilets jaunes, Donald Trump,
Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, climato-sceptiques, anti-vaccins… tout cela
constituerait finalement une mouvance unique, celle de l’obscurantisme contre
la vérité. Le vieil adage thatcherien de l’ultralibéralisme autoritaire n’est
jamais loin : il n’y aurait donc pas d’alternative.
Analyser
les causes légitimes de critique de la science
Si la dimension idéologique de ce
clivage entre rationalisme et populisme apparaît clairement, reste qu’il pointe
à l’origine un phénomène bien réel. Il existe bien un ensemble de
contre-vérités (mensonges ou erreurs) aux effets délétères pour l’humanité :
climato-scepticisme, négationnisme, anti-darwinisme et complotismes en tout
genre. Mais le besoin se fait précisément pressant d’en analyser les causes
réelles, plutôt que de les renvoyer au dysfonctionnement cérébral de masses
imbéciles : on ne peut pas défendre la démocratie en étant antidémocrate.
Au rang de ces causes se trouve d’abord
une cause politique : le processus de scientifisation du politique dans
des démocraties largement technicisées. L’organisation du capitalisme libéral
subordonne en effet largement les décisions collectives à des modélisations
économiques mathématisées régulièrement présentées par une cohorte « d’experts »
proches du pouvoir comme des vérités éternelles. Or, présenter des choix
politiques comme des choix scientifiques, une rhétorique largement utilisée
pendant la gestion du Covid (la doctrine, disait Edouard Philippe, n’est pas
politique, elle est scientifique), expose la science au scepticisme dès lors
que ces choix s’avèrent avoir des conséquences négatives. Comment croire, par
exemple, à l’irréfutabilité des lois économiques après la crise de 2008 ?
Exclure toute réflexion critique, immédiatement taxée de populisme défiant et
irrationnel, d’une vision techno-scientifique de la politique et soustraire au
débat public un ensemble de thématiques, sous prétexte de leur scientificité,
participe donc directement à la mise en cause de la science.
Une autre cause, d’ordre sociologique,
peut venir expliquer l’absence de confiance envers la science. Comme
s’appliquent à le montrer toute l’histoire et la sociologie des sciences :
aucune science n’est neutre au sens où elle serait la production d’un
observateur sans qualité et sans détermination. La science est produite par les
scientifiques, et si les scientifiques appartiennent tous à la même classe
sociale ou au même groupe, ce qu’elle produira en sera nécessairement influencé.
Ainsi, le fait que pendant des siècles les scientifiques aient été des hommes,
peut expliquer le retard abyssal des recherches sur l’appareil génital féminin,
ou encore sur certaines maladies, comme l’endométriose, qui ne touchent que les
femmes.
Si aujourd’hui les femmes gagnent peu à
peu (et difficilement tant
l’institution scientifique peine à s’ouvrir et se renouveler) du terrain, il
n’en est pas de même pour les classes populaires, du fait de la longueur et de
la précarité du chemin menant à une carrière de chercheur (inversement
proportionnelles aux montants et à la quantité dérisoires des bourses
proposées). Or, tant que la science sera faite par les classes les plus aisées,
elle sera forcément dans une certaine mesure faite pour les plus aisés.
L’objectivité et la neutralité sont filles de pluralisme et d’égalité. Sans
quoi, comme l’écrivait déjà le philosophe John Dewey en 1927 : « Une
classe d’experts est inévitablement tellement coupée des intérêts communs
qu’elle en devient une classe avec des intérêts privés et une connaissance
privée, ce qui dans les affaires sociales, ne représente aucune connaissance du
tout. »
Enfin, l’organisation économique de
l’institution scientifique participe grandement à la méfiance, légitime, envers
ses productions. Le mode de production de la connaissance n’échappe ainsi
nullement aux logiques de rentabilité et d’accumulation du profit propres à
notre système économique en général. Le financement de plus en plus privé de la
recherche scientifique soustrait ainsi à la délibération démocratique les choix
d’investissement et les priorités de recherche, alors même que la science prend
une place croissante dans nos vies, détermine comment nous vivons, mourons,
mangeons, nous reproduisons, nous déplaçons.
D’un autre côté, l’argent public
continue tout de même de financer massivement la recherche, notamment sous la
forme de cadeaux fiscaux, mais avec un manque total de transparence. Une
situation qui facilite l’accaparement par le secteur privé des profits générés
par les découvertes. Exemple : la chaîne du médicament, privatisée à petit feu
par des décennies de gouvernements libéraux, comme le montrent Pauline Londeix et Jérôme Martin,
co-fondateurs de l’observatoire de la transparence dans les politiques du
médicament. Le système de recherche, le développement, la production et la
distribution des produits de santé, biens communs largement financés par
l’argent public, est ainsi littéralement accaparé par le privé grâce au système
des brevets. En outre, le secteur privé supprime des postes de recherche qui
sont pourtant, encore une fois, largement financés par le public, et continuent
de verser des milliards de dividendes à ses actionnaires tout en refusant de
relocaliser la production de médicaments pour des raisons de
« coût ». Comment exiger la confiance dans un fonctionnement si peu
démocratique ?
Ne
pas restaurer la confiance dans la science, mais rendre la science digne de
confiance
Ces constats, loin de mener au
scepticisme, doivent nous conduire à transformer la « défiance » en
critique. Dans une démocratie, toute institution doit faire reposer son
autorité sur sa légitimité et non l’imposer par principe. La science n’échappe
pas à la règle. Or pour être légitime, elle doit pouvoir faire l’objet d’une
critique, c’est là un des principes fondamentaux de la légitimité démocratique.
C’est donc par une critique démocratique efficace de la science, et non par
l’imposition autoritaire de ses certitudes, que l’on peut espérer venir à bout
des contre-vérités.
Une telle critique doit d’abord
consister à décider collectivement quel est le périmètre d’autorité de la
science : sur quelles questions elle s’exerce et sur quelles questions ce sont
d’autres régimes de vérité et de valeur, tout aussi importants pour les hommes,
qui doivent faire loi. La crise du Covid l’a montré : les conseils et
prévisions strictement scientifiques ne sont qu’un seul des paramètres, à côté
de dimensions économiques, sociales, culturelles, religieuses même, de tout
événement collectif. C’est donc à la communauté démocratique de décider quelle
est la juste place de la science dans l’organisation de la vie collective.
Pour cela, les orientations de la recherche
doivent être planifiées de manière transparente et soumises à la délibération
démocratique. Une telle organisation doit permettre de réintroduire
démocratiquement la question des valeurs auxquelles la science doit être
strictement subordonnée, afin de servir l’émancipation et le bonheur collectif
et non les intérêts de quelques-uns. De plus, toutes les productions
scientifiques doivent être considérées comme des biens communs strictement
inaccaparables. Les scientifiques doivent quant à eux être totalement
indépendants de toutes relations avec des intérêts industriels ou politiques,
notamment grâce à une protection statutaire et financière renforcée.
Enfin, chaque domaine d’application de
la science à la vie doit pouvoir faire l’objet de contre-expertises. Si l’on
veut donner du pouvoir à la science, il faut lui donner des contre-pouvoirs.
Pour cela, toutes les études sur lesquelles s’appuient les décisions politiques
doivent être rendues publiques. Le rôle déterminant des contre-expertises
demandées ou réalisées par les citoyens dans de nombreux conflits politiques et
sociaux, de l’affaire Adama aux luttes écologiques en passant par la lutte
contre l’épidémie de SIDA, a montré à quel point la critique de la science
était un outil démocratique majeur. Ce mouvement de science citoyenne a aussi
montré combien était erronée l’image d’un public ignorant voué à être guidé par
les Lumières. Cela nous invite enfin à un changement de regard afin de rappeler
toujours, contre les visions anti-démocratiques de la Science reine, que le
savoir n’est pas une vertu mais un droit.
Une juste critique politique de
la science est ainsi une critique de ses institutions : leur financement, leur
transparence, leur accessibilité, leurs représentants et leur impact. Or,
rendre compte de notre présent par le prisme d’une opposition entre des forces
rationnelles et irrationnelles constitue une disqualification profonde de la
notion de critique, pourtant essentielle à la démocratie. Car la science n’est
pas qu’une affaire de vrai et de faux, elle est aussi, n’en déplaise aux ultra-nationalistes,
une question de valeur, comme le rappelait avec ses mots déchirants Albert
Camus aux lendemains d’Hiroshima. Il fallait être bien idéalistes, nous
disait-il, ou bien impénitents, pour croire qu’il est des sciences qui flottent
légères au-dessus de la violence et des folies du monde.
Camille
Ferey, bio express
Doctorante en philosophie, Camille
Ferey enseigne à l’Université de Paris-Nanterre où elle réalise une thèse
sur les théories philosophiques de la démocratie participative et les
mouvements sociaux démocratiques.
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