vendredi 24 juillet 2020

Philo

Source de cet article paru sur Internet le 5 juillet 2020 :
https://www.msn.com/fr-fr/actualite/france/le-populisme-contre-la-science-un-nouveau-clivage-politique/ar-BB16lJYA?ocid=spartan-ntp-feeds

A méditer !
Le populisme contre la science : un nouveau clivage politique ? Camille Ferey © Copyright 2020, L'Obs

Rarement la science a suscité autant d’espoirs avides et de controverses musclées que ces derniers mois. C’est que la chose est d’importance : de ses avancées dépend la neutralisation d’une maladie qui a cloîtré chez elle la moitié de l’humanité, de ses conseils et prévisions dépendent désormais notre droit à nous déplacer, nous réunir, nous embrasser. Pourtant, nombreux sont les commentateurs qui brandissent la menace d’une « défiance » venant saper l’autorité de la science, voire de la Vérité, dans nos démocraties. Or, la grille de lecture qui tend à s’imposer consiste à assimiler ce phénomène (bien réel) de mise en doute, à un autre phénomène, politique lui : le populisme. Le clivage politique contemporain est alors réduit à une opposition binaire entre raison et populisme, qui finit par disqualifier toute critique des institutions scientifiques et politiques.

Défiance envers la science et déviance populiste : une assimilation problématique
C’est un discours largement diffusé, avec ses sondages, ses études statistiques, ses indices, et ses relais médiatiques : les démocraties contemporaines seraient malades de l’adhésion irrationnelle d’un nombre croissant de citoyens à un ensemble de fake-news, contre-vérités et théories complotistes (les vaccins sont mauvais pour la santé, la théorie de l’évolution est un mensonge, le réchauffement climatique n’aura pas lieu). Sans que ne soit jamais analysé s’il s’agit là d’un désaveu des théories, des protocoles, des scientifiques, des institutions de recherche, des applications techniques de la science ou de ses usages politiques. Un flou dans la description du phénomène qui permet de ramener systématiquement cette défiance à un phénomène unique : le populisme, désigné pêle-mêle comme cause et effet du règne de l’erreur et du mensonge.
Le dernier sondage du CEVIPOF sur les rapports science-société, établit ainsi une corrélation entre, d’un côté un « indice » de défiance calculé à partir de questions comme : « Avez-vous l’impression que la science apporte à l’homme plus de bien que de mal, autant de bien que de mal, plus de mal que de bien ? » ; et de l’autre côté, un « indice de populisme », fondé lui sur les questions suivantes : « Les hommes politiques sont-ils plutôt corrompus ? Un bon système politique est-il celui où les citoyens et non un gouvernement, décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays ? La démocratie fonctionnerait-elle mieux si les députés étaient des citoyens tirés au sort ? » Une définition pour le moins étonnante du « populisme », qui ressemble plutôt à la définition de la démocratie, ou du bon sens.
Par un heureux hasard, ces deux catégories, défiance et populisme, définies par ceux qui les dénoncent, fusionnent. Ce sont bien les mêmes sondés qui pensent que le tirage au sort peut être un bon outil démocratique et qui pensent que la science n’a pas forcément apporté plus de bien que de mal à l’humanité. Conclusion ? Les populistes seraient donc bien défiants envers la science et inversement, les deux postures se disqualifient l’une l’autre, et le tour est joué.
Quelle vision du monde sert cette assimilation entre les « populistes » et les « défiants » ? Cette grille de lecture permet d’abord à ses auteurs d’expliquer le succès grandissant de leaders populistes par une déviance cognitive des individus. Ainsi, ce ne serait pas des processus économiques, sociaux et politiques (le creusement des inégalités, la ghettoïsation des sociétés, la paupérisation, la professionnalisation de la politique par exemple) qui seraient la cause des élections de Donald Trump ou de Jair Bolsonaro, mais des « dispositions mentales » et des « erreurs de jugements » de leurs électeurs. Du fait de sa mise en lien avec une « défiance » scientifique, le populisme est ainsi essentiellement expliqué, dans cette grille de lecture, par une analyse des comportements individuels empruntée à la théorie des « biais cognitifs ».

Que nous apprend cette théorie, largement médiatisée ? Principalement que les phénomènes politiques qui ne vont pas dans le sens de l’ultra-centre libéral sont avant tout le résultat de comportements irrationnels. Le « populisme précautionniste » consisterait par exemple à surestimer et à agir en fonction de ce qui est craint (l’immigration, le chômage…), un comportement irrationnel donc, qui pousserait vers les « extrêmes ». Le problème étant que le passage se fait très rapidement, dans une telle analyse, de la dénonciation de peurs illégitimes à celle de toute forme de critique de l’idéologie dominante, puisqu’aucun critère n’est proposé pour distinguer la défiance et la peur de la critique et de l’indignation.
Dès lors, un populisme « de gauche » dénonçant une science à la botte des intérêts financiers et un populisme « de droite » dénonçant une science ruineuse pour une tradition fantasmée seraient ainsi strictement équivalents puisque la répartition sur l’échiquier politique se ferait en fonction de la « défiance », peu importe ses causes, ses raisons, sa définition. Ces discours mettent ainsi sur le même plan des groupes politiques pourtant divers, sous prétexte que les sondages montreraient qu’ils ont en commun d’adhérer plus que les autres à une critique de la science : gilets jaunes, Donald Trump, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, climato-sceptiques, anti-vaccins… tout cela constituerait finalement une mouvance unique, celle de l’obscurantisme contre la vérité. Le vieil adage thatcherien de l’ultralibéralisme autoritaire n’est jamais loin : il n’y aurait donc pas d’alternative.

Analyser les causes légitimes de critique de la science
Si la dimension idéologique de ce clivage entre rationalisme et populisme apparaît clairement, reste qu’il pointe à l’origine un phénomène bien réel. Il existe bien un ensemble de contre-vérités (mensonges ou erreurs) aux effets délétères pour l’humanité : climato-scepticisme, négationnisme, anti-darwinisme et complotismes en tout genre. Mais le besoin se fait précisément pressant d’en analyser les causes réelles, plutôt que de les renvoyer au dysfonctionnement cérébral de masses imbéciles : on ne peut pas défendre la démocratie en étant antidémocrate.
Au rang de ces causes se trouve d’abord une cause politique : le processus de scientifisation du politique dans des démocraties largement technicisées. L’organisation du capitalisme libéral subordonne en effet largement les décisions collectives à des modélisations économiques mathématisées régulièrement présentées par une cohorte « d’experts » proches du pouvoir comme des vérités éternelles. Or, présenter des choix politiques comme des choix scientifiques, une rhétorique largement utilisée pendant la gestion du Covid (la doctrine, disait Edouard Philippe, n’est pas politique, elle est scientifique), expose la science au scepticisme dès lors que ces choix s’avèrent avoir des conséquences négatives. Comment croire, par exemple, à l’irréfutabilité des lois économiques après la crise de 2008 ? Exclure toute réflexion critique, immédiatement taxée de populisme défiant et irrationnel, d’une vision techno-scientifique de la politique et soustraire au débat public un ensemble de thématiques, sous prétexte de leur scientificité, participe donc directement à la mise en cause de la science.
Une autre cause, d’ordre sociologique, peut venir expliquer l’absence de confiance envers la science. Comme s’appliquent à le montrer toute l’histoire et la sociologie des sciences : aucune science n’est neutre au sens où elle serait la production d’un observateur sans qualité et sans détermination. La science est produite par les scientifiques, et si les scientifiques appartiennent tous à la même classe sociale ou au même groupe, ce qu’elle produira en sera nécessairement influencé. Ainsi, le fait que pendant des siècles les scientifiques aient été des hommes, peut expliquer le retard abyssal des recherches sur l’appareil génital féminin, ou encore sur certaines maladies, comme l’endométriose, qui ne touchent que les femmes.
Si aujourd’hui les femmes gagnent peu à peu (et difficilement tant l’institution scientifique peine à s’ouvrir et se renouveler) du terrain, il n’en est pas de même pour les classes populaires, du fait de la longueur et de la précarité du chemin menant à une carrière de chercheur (inversement proportionnelles aux montants et à la quantité dérisoires des bourses proposées). Or, tant que la science sera faite par les classes les plus aisées, elle sera forcément dans une certaine mesure faite pour les plus aisés. L’objectivité et la neutralité sont filles de pluralisme et d’égalité. Sans quoi, comme l’écrivait déjà le philosophe John Dewey en 1927 : « Une classe d’experts est inévitablement tellement coupée des intérêts communs qu’elle en devient une classe avec des intérêts privés et une connaissance privée, ce qui dans les affaires sociales, ne représente aucune connaissance du tout. »

Enfin, l’organisation économique de l’institution scientifique participe grandement à la méfiance, légitime, envers ses productions. Le mode de production de la connaissance n’échappe ainsi nullement aux logiques de rentabilité et d’accumulation du profit propres à notre système économique en général. Le financement de plus en plus privé de la recherche scientifique soustrait ainsi à la délibération démocratique les choix d’investissement et les priorités de recherche, alors même que la science prend une place croissante dans nos vies, détermine comment nous vivons, mourons, mangeons, nous reproduisons, nous déplaçons.
D’un autre côté, l’argent public continue tout de même de financer massivement la recherche, notamment sous la forme de cadeaux fiscaux, mais avec un manque total de transparence. Une situation qui facilite l’accaparement par le secteur privé des profits générés par les découvertes. Exemple : la chaîne du médicament, privatisée à petit feu par des décennies de gouvernements libéraux, comme le montrent Pauline Londeix et Jérôme Martin, co-fondateurs de l’observatoire de la transparence dans les politiques du médicament. Le système de recherche, le développement, la production et la distribution des produits de santé, biens communs largement financés par l’argent public, est ainsi littéralement accaparé par le privé grâce au système des brevets. En outre, le secteur privé supprime des postes de recherche qui sont pourtant, encore une fois, largement financés par le public, et continuent de verser des milliards de dividendes à ses actionnaires tout en refusant de relocaliser la production de médicaments pour des raisons de « coût ». Comment exiger la confiance dans un fonctionnement si peu démocratique ?

Ne pas restaurer la confiance dans la science, mais rendre la science digne de confiance
Ces constats, loin de mener au scepticisme, doivent nous conduire à transformer la « défiance » en critique. Dans une démocratie, toute institution doit faire reposer son autorité sur sa légitimité et non l’imposer par principe. La science n’échappe pas à la règle. Or pour être légitime, elle doit pouvoir faire l’objet d’une critique, c’est là un des principes fondamentaux de la légitimité démocratique. C’est donc par une critique démocratique efficace de la science, et non par l’imposition autoritaire de ses certitudes, que l’on peut espérer venir à bout des contre-vérités.
Une telle critique doit d’abord consister à décider collectivement quel est le périmètre d’autorité de la science : sur quelles questions elle s’exerce et sur quelles questions ce sont d’autres régimes de vérité et de valeur, tout aussi importants pour les hommes, qui doivent faire loi. La crise du Covid l’a montré : les conseils et prévisions strictement scientifiques ne sont qu’un seul des paramètres, à côté de dimensions économiques, sociales, culturelles, religieuses même, de tout événement collectif. C’est donc à la communauté démocratique de décider quelle est la juste place de la science dans l’organisation de la vie collective.

Pour cela, les orientations de la recherche doivent être planifiées de manière transparente et soumises à la délibération démocratique. Une telle organisation doit permettre de réintroduire démocratiquement la question des valeurs auxquelles la science doit être strictement subordonnée, afin de servir l’émancipation et le bonheur collectif et non les intérêts de quelques-uns. De plus, toutes les productions scientifiques doivent être considérées comme des biens communs strictement inaccaparables. Les scientifiques doivent quant à eux être totalement indépendants de toutes relations avec des intérêts industriels ou politiques, notamment grâce à une protection statutaire et financière renforcée.
Enfin, chaque domaine d’application de la science à la vie doit pouvoir faire l’objet de contre-expertises. Si l’on veut donner du pouvoir à la science, il faut lui donner des contre-pouvoirs. Pour cela, toutes les études sur lesquelles s’appuient les décisions politiques doivent être rendues publiques. Le rôle déterminant des contre-expertises demandées ou réalisées par les citoyens dans de nombreux conflits politiques et sociaux, de l’affaire Adama aux luttes écologiques en passant par la lutte contre l’épidémie de SIDA, a montré à quel point la critique de la science était un outil démocratique majeur. Ce mouvement de science citoyenne a aussi montré combien était erronée l’image d’un public ignorant voué à être guidé par les Lumières. Cela nous invite enfin à un changement de regard afin de rappeler toujours, contre les visions anti-démocratiques de la Science reine, que le savoir n’est pas une vertu mais un droit.

Une juste critique politique de la science est ainsi une critique de ses institutions : leur financement, leur transparence, leur accessibilité, leurs représentants et leur impact. Or, rendre compte de notre présent par le prisme d’une opposition entre des forces rationnelles et irrationnelles constitue une disqualification profonde de la notion de critique, pourtant essentielle à la démocratie. Car la science n’est pas qu’une affaire de vrai et de faux, elle est aussi, n’en déplaise aux ultra-nationalistes, une question de valeur, comme le rappelait avec ses mots déchirants Albert Camus aux lendemains d’Hiroshima. Il fallait être bien idéalistes, nous disait-il, ou bien impénitents, pour croire qu’il est des sciences qui flottent légères au-dessus de la violence et des folies du monde.
Camille Ferey, bio express
Doctorante en philosophie, Camille Ferey enseigne à l’Université de Paris-Nanterre où elle réalise une thèse sur les théories philosophiques de la démocratie participative et les mouvements sociaux démocratiques.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire