Ci-dessous un article intéressant des géographes face à la Covid-19.
https://socgeo.com/2020/07/02/les-geographes-face-au-covid-sylvie-brunel-le-virus-a-reaffirme-le-role-essentiel-de-la-puissance-publique/?fbclid=IwAR0Kz7GsSSiLRmdkNEgijbcE2Zi6DaLeV2qnkqT-3n68mtP1g2GYbmzMVqc
https://socgeo.com/2020/07/02/les-geographes-face-au-covid-sylvie-brunel-le-virus-a-reaffirme-le-role-essentiel-de-la-puissance-publique/?fbclid=IwAR0Kz7GsSSiLRmdkNEgijbcE2Zi6DaLeV2qnkqT-3n68mtP1g2GYbmzMVqc
[Les géographes
face au Covid] Sylvie Brunel :
« Le virus a réaffirmé le rôle essentiel de la puissance publique »
« Le virus a réaffirmé le rôle essentiel de la puissance publique »
Pour ce
deuxième épisode de notre série « Les géographes face au Covid »,
nous avons tendu notre micro à Sylvie Brunel, professeur à Sorbonne Université,
ancienne présidente d’Action contre la Faim et auteur d’une quarantaine
d’ouvrages (dont le dernier en date Pourquoi
les paysans vont sauver le monde est
paru en 2020 aux éditions Buchet-Chastel). Des orientations prises à l’échelle
mondiale aux menaces pesant sur l’organisation des sociétés locales, Sylvie
Brunel nous livre une analyse passionnante et distanciée de la crise sanitaire
et de ses conséquences géographiques.
En tant
que géographe, quelles leçons tirez-vous de ces dernières semaines marquées par
la crise sanitaire et par les mesures prises pour l’endiguer ?
Alors même que de
nombreuses personnes en Europe expriment le souhait de voir cesser un certain
nombre de mécanismes de protection (vaccins, produits phytosanitaires des
cultures, traitements des élevages, voire médicaments médicaux modernes), le
coût mondial des pandémies, humain et économique, est devenu exorbitant. La
mondialisation multiplie les risques sanitaires, avec la circulation rapide des
infections biologiques (virus émergents, bactéries, risques de bioterrorisme…),
les défrichements et les déplacements de populations, qui font sortir les virus
de leurs écosystèmes et remettent en question les immunités acquises (dites de
prémunition), le réchauffement climatique. Il faudrait une gouvernance mondiale
de la santé plus efficace que l’actuelle OMS, trop bureaucratisée et souvent
trop lente à réagir, comme l’a déjà montré l’épidémie d’Ebola en 2015, mais
aussi très inféodé à la Chine (dont le soft power passe par un entrisme
systématique dans les institutions internationales), ou à des intérêts qui ne
relèvent pas de l’intérêt général.
La cécité des grandes
puissances face à l’arrivée de ce nouveau coronavirus a eu quelque chose
d’effarant. Le jour de la Saint-Valentin (14 février), alors que le monde
entier célèbre les amoureux, que Macron prononce son grand discours écologique
à la Mer de glace, il n’y a encore que 30 cas de Covid-19 en Europe et aucun
décès. Les ministres de la santé des 27 Etats européens se réunissent à
Bruxelles en présence d’un représentant de l’OMS. « Le risque
est faible » déclare le commissaire chargé de la gestion des crises, Janez
Lenarcic. Certains participants émettent l’hypothèse d’une pénurie de
médicaments, puisque la majorité est désormais produite en Chine, mais elle est
catégoriquement démentie par la commissaire à la Santé, Stella Kyrialides.
Quand on l’interroge sur le fait que la moitié des équipements de protection
individuelle sont fabriqués en Chine, elle déclare « lancer
un marché public pour en acquérir » . Autant dire, ne rien faire
du tout, quand on connaît la bureaucratie bruxelloise. Le vieux monde a
visiblement raté une marche dans la prévention de la pandémie.
Voir ensuite la Chine se
pencher au chevet de l’Europe, après lui avoir envoyé son fléau par son retard
à l’allumage et son opacité les premiers mois de la pandémie, me rappelle ma
période humanitaire, ces famines provoquées par des chefs de guerre, qui se
posent ensuite en distributeurs de l’aide humanitaire pour panser les
souffrances dont ils sont à l’origine – et acquérir ainsi reconnaissance de
leurs victimes et légitimité… Que la Chine ait proposé son aide charitable, et
bien sûr désintéressée, avant d’adopter le discours agressif des « loups
combattants » devant les questionnements, américains, européens ou australiens,
sur l’origine exacte du virus, a conduit enfin l’Europe à prendre conscience de
sa vulnérabilité. 30 % de la production industrielle mondiale, 20 % du
transport maritime, 20 % des dépenses touristiques viennent de l’Empire du
Milieu. Notre cécité, passée j’espère, a poussé les pions chinois partout dans
le monde, notamment par le biais de « l’initiative de la ceinture et la
route », lancée en 2013, y compris en Europe (Italie, Espagne, Portugal,
Grèce, Europe centrale…). On dit aujourd’hui que l’explosion de la centrale
nucléaire de Tchernobyl en 1986 aurait conduit à la chute du rideau de fer en
novembre 1989, puis à l’effondrement de l’Union soviétique deux ans plus tard.
Le Covid-19 signera-t-il l’effondrement des vieilles puissances de l’ancien
monde et la revanche du Nouveau, avec ce virus, certes venu de Chine, mais qui
va lui donner les moyens de consacrer sa suprématie ?
Pour faire face
efficacement, il faudrait que le chacun pour soi et les sauve qui peut
nationaux laissent enfin place à une réponse universellement coordonnée : seule
une mondialisation solidaire pourra vaincre la pandémie. Contre le chaos
actuel, la régulation mondiale. Contre l’effroi, l’Etat-providence. Et surtout
l’Etat vigilant et anticipateur. Le virus a réaffirmé le rôle essentiel de la
puissance publique, de ces « structures d’encadrement » dont parlait
Pierre Gourou, mettant fin à l’ère du libéralisme à tous crins, qui s’ouvre en
1979 (Reagan, Thatcher, crise de la dette et plans d’ajustement structurel...),
connaît une première remise en question avec la lutte contre le terrorisme
initiée en 2001, puis la crise financière de 2008, avant d’être définitivement
remisé par la montée des interventionnismes.
Les mesures de
confinement précoces se sont révélées les plus efficaces pour sauver des vies,
comme en Nouvelle-Zélande, au Danemark ou au Maroc. A l’inverse, les pays qui
n’ont pas voulu pratiquer le confinement ou l’ont fait trop tardivement ont
enregistré des taux de mortalité élevés, et continuent de subir la pandémie :
la Suède, dont les autorités doivent aujourd’hui rendre des comptes à la
population (plus de 5 000 morts pour 11 millions d’habitants, là où les pays
scandinaves voisins en ont eu entre dix et vingt fois moins), le Brésil de
Bolsonaro (54 000, en forte augmentation), et les Etats-Unis de Trump (124 000
morts, et des contaminations qui flambent). Après l’Asie, puis l’Europe,
l’Amérique est devenue l’épicentre de la pandémie. Mais la ronde n’est pas
terminée. L’Asie est de nouveau touchée.
Longtemps, le continent
africain a paru miraculeusement épargné, ce qui a été attribué tour à tour à la
chaleur, la jeunesse de la population, la bonne gestion de la pandémie, avec
des confinements précoces, comme au Maroc ou au Rwanda, l’accoutumance des
organismes aux pathologies, les traitements existant contre le paludisme (ce
qu’on pourrait appeler « l’effet Raoult »), même si la véritable
raison est surtout, à mon sens, l’absence de tests et l’invisibilité des
malades. Je pense que l’apogée n’est pas encore atteint en Afrique et qu’elle
va connaître un pic cet été, particulièrement meurtrier. Les populations
afro-américaines ont été les premières touchées en Amérique du Nord, et les
enfants noirs sont les premiers atteints par le syndrome de Kawasaki, qui
provoque des atteintes cardiaques mortelles, au point que l’on parle d’une
« fragilité ethnique ». Ce qui se produit d’un côté de l’Atlantique
n’existerait pas de l’autre ? C’est pour moi une immense supercherie. Le
Nigéria, l’Egypte et l’Afrique du Sud, les géants démographiques et économiques
du continent, sont en train de payer un lourd tribut au Covid. Bill Gates
pronostique dix millions de morts, je pense qu’il a raison.
La
pandémie aurait donc mis à jour, pour ne pas dire renforcé, des problèmes
structurels antérieurs ?
De manière générale, la
maladie a créé la double peine. Partout dans le monde, les populations pauvres,
les habitants des bidonvilles, les migrants, les prisonniers, les peuples
autochtones au statut précaire, comme en Amazonie, aux Etats-Unis (Navajos) ou
en Australie (aborigènes), ont payé un lourd tribut au Covid-19. Les systèmes
de santé défaillants, la promiscuité dans des lieux dépourvus d’hygiène,
l’obésité, la pauvreté ont désigné les fragiles. Il est probable que le nombre
de morts réels est beaucoup plus élevé que les chiffres officiels. A Guayaquil,
à Manaus, à New York ou à Montréal, beaucoup de décès à domicile ou dans les
maisons de retraite n’ont pas été enregistrés. Partout dans le monde, des
morgues improvisées sont apparues, où s’entassaient des cercueils que l’on
n’avait même pas le temps d’enterrer.
La pandémie flambe aux
Etats-Unis, mais il faut rappeler que dès la mi-avril, ils sont déjà dans une
situation absolument dramatique, digne d’un pays du tiers monde. Dans les trois
principaux clusters, New York, le New Jersey et la Nouvelle-Orléans, les
hôpitaux sont saturés, on installe des lits de réanimation à la cafétéria, tout
manque, les masques, les médicaments, les respirateurs, l’oxygène… l’incidence
de l’obésité et le manque d’assurance qui rend les soins prohibitifs se liguent
pour condamner les pauvres à mort. A la Nouvelle-Orléans, le Convention Center
qui avait abrité les milliers de naufragés de Katrina en 2005 est devenu un
hôpital de fortune, avec mille lits. Comme pour l’ouragan, les victimes sont
majoritairement pauvres, noires, obèses et en mauvaise santé. La Covid aura
fait en Louisiane bien plus de morts que Katrina en 2005, qui, avec ses 1600
victimes, avait pourtant paru une catastrophe indépassable. Aux morts directs
s’ajoutent les morts indirects, car l’économie sombre avec la faillite
conjuguée du tourisme et l’effondrement des prix du pétrole, les deux piliers
des recettes de l’Etat, donnant une résonance amère au slogan de Nola,
« laisse le bon temps rouler ».
Le coût économique du
confinement est colossal pour le monde. Les plans de relance, assortis de
conditionnalités vertes, se multiplient. Les hélicoptères à billets aspergent à
qui mieux mieux. Mais le champ de bataille économique, sur fond de bataille sino-américaine,
laissera à terre des millions d’entreprises, d’emplois, de chômeurs précarisés.
Evidemment, chacun interprète la pandémie selon ses propres inclinaisons. Les
Etats autoritaires en profitent pour affermir leur surveillance et leur
répression des opposants, muselant la presse, réprimant les manifestations.
L’Europe, fidèle à sa ligne de conduite, tente d’imposer une croissance verte,
une réorientation des process vers une transition écologique qui impose des
contraintes et des coûts supplémentaires à des entreprises déjà mal en point.
Cela pose d’ailleurs une question de fond sur les élus européens : les
élections européennes sont souvent le lot de consolation des laissés pour
compte des élections nationales, et beaucoup de ces élus vivent en dehors du
système productif, militants associatifs, politiques de second rang, oisifs…
Cela les rend fort peu sensibles aux nécessités et aux impératifs des
entreprises et de la création de richesses dans des marchés concurrentiels et
ouverts.
Dans l’agriculture par
exemple, l’Europe veut ainsi généraliser le bio (qui produit peu, mais cher),
l’interdiction des produits de traitements (malgré les nombreuses impasses
techniques auxquelles sont confrontés les agriculteurs, y compris en bio),
l’extension des aires protégées. Pourtant, les seuls pays qui n’ont pas
souffert de difficultés d’approvisionnement alimentaire sont ceux qui avaient
des filières productives performantes, comme en France, car il a fallu
continuer de garnir les rayons de la grande distribution, alors que les
populations (pour qui la peur de manquer n’est jamais loin) se ruaient sur les
achats de précaution et le stockage de denrées non périssables. Comme les
confinés privilégiés qui ont quitté en masse les villes pour se mettre à l’abri
dans leurs résidences secondaires rurales, ont pu s’approvisionner chez les
petits producteurs locaux, beaucoup s’imaginent que l’alpha et l’oméga de
l’agriculture résident dans le panier du maraîcher. En oubliant que la
fermeture des restaurants et des cantines, bref de toute la restauration non à
domicile, a conduit ces petits producteurs à se réorienter vers le travail
épuisant, chronophage et aléatoire, de la vente individuelle, et que si
certains ont vu en effet exploser leur chiffre d’affaires, l’agriculture du
monde ne peut passer exclusivement par le cabas des "Le Quesnoy" (Famille aisée du film de 1988 : La vie est un long fleuve tranquille).
Il faut aussi nourrir
les mégalopoles, où les "Groseille" (Famille modeste du même film : La vie est un long fleuve tranquille) ont vu s’effondrer leur pouvoir d’achat. Les producteurs de comté et de
maroilles qui produisent loin des lieux de confinement ont terriblement
souffert. Les horticulteurs, les maraîchers, les producteurs de fraises et
d’asperges ont dû jeter ou laisser pourrir des milliers de tonnes de produits
faute de pouvoir les ramasser : si la plate-forme du ministère de
l’agriculture, destinée à pallier l’absence de travailleurs saisonniers
étrangers, a recueilli 300 000 candidatures enthousiastes, ne subsistaient, à
l’arrivée, que 15 000 courageux, seuls à continuer d’accepter la pénibilité du
travail agricole. Mais la productivité bien plus faible de cette main d’œuvre
occasionnelle, et le manque global de bras ont occasionné un immense
gaspillage. Les marins pêcheurs ont dû laisser leurs bateaux au port, faute de
pouvoir vendre leur poisson. Les ostréiculteurs ne plus collecter leurs
coquillages. Les éleveurs bovins se sont retrouvés en grande difficulté,
d’autant que les abattoirs, avec leurs conditions de travail indignes pour le
personnel, sont devenus de hauts lieux de concentration de Covid.
De la
fermeture des frontières aux mesures de confinement, en passant par les appels
à la « distanciation sociale », le contrôle de l’espace a été (et est
encore) un des principaux enjeux de la lutte contre la pandémie. Outre sa dimension
sanitaire, la crise que nous avons vécue n’est-elle pas aussi
géographique ?
Il y a trois mois,
commençait une longue période qui nous plongerait dans une nouvelle ère, avec
des mots dont nous n’avions jamais entendu autant parler : confinement, distanciation,
réanimation, comorbidité, attestation dérogatoire, chômage technique, gestes
barrières… Et puis de nouvelles notions, dont nous n’aurions jamais pensé
qu’elles puissent s’appliquer dans notre pays, sont apparues : traçage,
isolement, interdiction des lieux publics et des déplacements. Ce qu’aucun
régime n’avait réussi en démocratie, la surveillance, l’autoritarisme, la
punition, un virus a réussi à le mettre en place en quelques semaines.
Alors que le confinement
est censé être terminé, la période est tout aussi paralysante, car les
protocoles de sécurité partout imposés rendent le cosmopolitisme impossible,
les voyages internationaux prohibés. Les transports publics ne sont accessibles
qu’avec le port d’un masque, et leur accessibilité conditionnée au respect des
distances de sécurité, ce qui veut dire qu’ils ne peuvent accueillir que la
moitié des personnes habituelles, un siège sur deux étant interdit. Qu’il faut
une attestation de l’employeur pour les prendre aux heures de pointe. Que les échanges
de dernière minute sur les TGV sont impossibles. Cette coagulation de la
mobilité est antinomique avec les fondamentaux de la mondialisation.
De même, les réseaux
d’information, pilier de la globalisation et du monde village, ont été
paralysés. Faute de pouvoir envoyer des reporters, les journaux télévisés se
sont résumés à de longues litanies nationales sur les conséquences du virus.
L’arrêt des ONG a empêché de recueillir des témoignages sur les situations de
détresse dans lesquelles se trouvaient plongés les personnes pauvres, soudain
privées de revenus, et de leur porter secours, en dehors des banques
alimentaires nationales ou religieuses. C’est un monde à éclipses qui nous a
été donné à voir. Avec de curieuses fenêtres sur les intimités privées. On a vu
pendant des semaines, et on continue à le voir, car les interviewés le sont le
plus souvent chez eux, des bibliothèques bizarres, des décors de chambre, des
visages hâves, trop proches de l’écran, aux paroles hachées. Fini le temps de
l’entretien mitraillette, les contraintes techniques obligeant le présentateur
à diminuer la longueur de sa question et à attendre la réponse. D’où le
sentiment d’une information laborieuse et répétitive.
Dans l’enseignement, la
notion de « présentiel » est devenue l’exception, mais il faut ne
jamais avoir enseigné pour croire que des étudiants isolés vont se connecter à
un cours en ligne et le suivre attentivement. Parler dans le vide devant un
écran noir remet totalement en question ce qui fait la force d’un enseignement.
L’université est d’ailleurs en plein délire : des enseignants à qui l’Etat n’a
jamais fourni le moindre ordinateur se voient intimer l’injonction de délivrer
leurs cours depuis chez eux, avec des connexions internet plus ou moins
capricieuses, car la France est très en retard en la matière. Nous avons pris
conscience pendant cette crise à quel point l’économie digitale renvoyait
l’ancien monde à son impréparation et à son sous-développement numérique,
contrairement à ce qui se passait en Asie.
Sur le plan éthique, une
nouvelle ère s’est ouverte, celle de la distanciation et du repli sur soi, avec
des communications par écrans interposés. Elle remet en question la logique du
consumérisme comme pratique sociale collective, ouvrant la voie aux propos
décroissants, comme l’a montré la Convention citoyenne sur le climat. Cette
période me paraît en effet signer la fin de la consommation à outrance.
Beaucoup de personnes se sont purgées de leur envie d’acheter, d’autant que
rien n’est moins attractif que tous ces magasins rouverts devant lesquels de
longues queues masquées se forment, tandis que les commerçants font entrer à
compte-gouttes des clients regardés avec suspicion. Certains prennent les
températures, tout le monde doit passer au gel hydroalcoolique, les surfaces
désinfectées entre chaque acheteur supposent une perte de temps et d’argent
colossale. Des plages, comme à la Grande-Motte, sont désormais équipés de
parcs, comme dans les ventes de bestiaux. A-t-on vraiment envie de se
livrer au plaisir touristique dans de telles conditions ? La foule est devenue
suspecte. La meilleure évasion devient celle du chez soi, loin des autres, et
le plus beau cadre de vie, le paysage familier, rassurant, apprivoisé. Les
lointains, au contraire, sont à la fois interdits, et porteurs de menaces
diffuses : peur de se retrouver confiné loin de chez soi, peur de tomber
malade, peur de mourir solitaire et d’être hâtivement incinéré.
Oui, le Covid aura
changé le monde. Mais pas en bien. Il aura créé la méfiance sociale au nom de
la distanciation, la haine des pauvres, la flambée de la misère. Partout les
peuples se révoltent contre les privations de liberté et les discriminations.
Partout naissent les haines. La nature qui a « repris ses droits »
est devenue, à rebours de la réalité, l’alternative perçue comme bénéfique au
sombre monde de la ville. Les réseaux sociaux ont exacerbé les communautarismes
et la détestation de tous les privilégiés qui ont exposé leurs villas, leurs
cave-à-vins, leurs navires de luxe, leurs jardins fleuris, tout en donnant des
leçons de frugalité au reste de l’humanité. Comme ces vedettes du show-biz,
toutes en partenariat avec de grandes marques de luxe, exhortant dans le Monde
du 6 mai le petit peuple à s’amender.
Nous entrons dans le monde
de la surveillance, amorcée au nom de la lutte contre le terrorisme et
désormais généralisée, de la contrition au nom de la Terre-mère que nous
aurions maltraitée, et de la punition que nous méritons forcément, Occidentaux
forcément nantis, Blancs forcément coloniaux, qui devons-nous amender. Certains
n’hésitent pas à interpréter le virus comme une vengeance de la Pachamama (Terre-Mère) contre l’impéritie des
hommes.
Vous
analysez depuis de nombreuses années les évolutions que connait le continent
africain. La crise actuelle est-elle vécue de la même manière par les sociétés
africaines et les sociétés occidentales ?
Les sociétés africaines
ont pris de plein fouet l’arrêt des économies et des chaînes logistiques.
Habituées à vivre dans un environnement de risques sanitaires, puisqu’elles se
trouvent en pleine transition épidémiologique (associant les maladies
infectieuses de la pauvreté et de la tropicalité, les maladies de la modernité,
telles les pathologies cardio-vasculaires, l’obésité, le tabagisme, le diabète,
les cancers, et les maladies émergentes liées à de nouveaux virus sortis de
leurs écosystèmes, telles les fièvres hémorragiques et le sida), elles n’ont
pas compris la violence des mesures de confinement autoritaire, la brutalité de
la police pour les faire respecter, et se sont vues privées du jour au
lendemain de leur accès à toutes sources de revenus, l’informel assurant
l’écrasante majorité des ressources. Dans certains pays, la façon dont les
bidonvilles ont été barricadés sans que les populations puissent trouver des
solutions de repli dans les campagnes est criminelle. Hélas, ni les ONG ni les
journalistes n’ont été présents pour évoquer les milliers de drames
individuels, l’explosion de la malnutrition. « Nous craignons plus la faim
que le virus » a été un leitmotiv entendu partout chez les populations
pauvres. A cela s’ajoutent bien sûr les drames vécus par les déplacés, les
réfugiés, les habitants des zones de conflit, comme en Syrie ou au Sahel (est
du Burkina, nord-est du Nigéria, Centrafrique…). Et la suspension des
programmes de vaccination fait que concrètement des milliers d’enfants
aujourd’hui ne sont pas protégés contre les maladies infantiles les plus
meurtrières, ce qui est une immense régression.
Si vous cumulez
l’effondrement du prix du pétrole, rente essentielle de nombreux pays, le
blocage des ports, avec l’impossibilité, à la fois, d’exporter les matières
premières (noix de cajou, cacao, coton, café…), que l’Asie a cessé d’acheter
pendant deux mois, et d’importer la nourriture indispensable aux villes
littorales, la chute du pouvoir d’achat des pauvres, la promiscuité, la
pauvreté, l’absence d’accès à l’eau (comment se laver les mains ?) et aux
dispositifs d’assainissement, les difficultés pour les paysans à écouler leurs
récoltes, qui sont restées « bord champ », vous pouvez comprendre que
bien des sociétés africaines n’ont absolument pas accepté qu’au nom d’un virus
qui faisait bien moins de morts que le paludisme, les accidents de la route,
les maladies infectieuses et le sida, on leur impose tant de restrictions.
Maladie « de Blancs », maladie « de riches » (ce sont les
élites mondialisées qui ont été touchées en premier, comme le montre la mort
brutale du président du Burundi, qui prétendait son pays épargné par Dieu…), le
virus a été considéré avec mépris par les classes populaires. Qui font tout
pour ne pas se faire repérer lorsqu’elles sont malades, de peur d’être emmenées
de force dans les mouroirs que sont les hôpitaux publics. Voilà pourquoi je
pense que la pandémie, qui couve en ce moment à bas bruit dans le continent, va
exploser dans les prochaines semaines, même si j’espère de tout cœur me
tromper. Ce dont je suis certaine en revanche, c’est que la faim, elle, a connu
une nette augmentation, et que des révolutions se préparent, comme chaque fois
que les citadins souffrent de pénuries. Les migrations de misère (et non pas
« climatiques ») risquent de déstabiliser les régions de
destinations. Et de susciter réflexes nationalistes et répressions.
Livre cité en début d'article "Pourquoi les paysans vont sauver le monde"
Excellent pour remettre les billes au centre.
Excellent pour remettre les billes au centre.
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